L'appel de la nature
Malgré les mésaventures récentes de deux français dans le parc du Denali qui se sont retrouvés à attendre cachés pendant 3/4 d'heure qu'un grizzli veuille bien s'écarter de leur tente, nous avons décidé nous aussi d'aller randonner seuls au milieu de la taïga et de la tundra pour un jour ou deux.
Il fait grand beau sur l'intérieur de l'Alaska.
La veille, le McKinley ou Denali (comme l'appellent les premiers autochtones), 6194 m, était visible depuis Anchorage. Quand on sait qu'il n'est possible de l'apercevoir que 20% de l'année, on se dit qu'on a vraiment de la chance.
12/08/08 - Parc National du Denali - Centre d'information de l'arrière-pays
En entrant dans le centre, nous sommes immédiatement accueillis par un ranger qui nous montre une carte découpéé en 43 zones représentant les 2 millions d'hectares accessibles aux visiteurs. Elle se retourne et nous montre un tableau répertoriant le nombre de places disponibles par zone.
Alors, nous demande-t-elle, vous voulez réserver votre permis backcountry pour quelle zone ?
Euh... C'est tout ? Une carte pas très précise et un tableau plein de chiffres. C'est avec ça que nous devons décider où nous allons ?
On ne sait pas trop. On hésite. On erre. On tourne en rond dans le centre.
Un autre ranger vient à notre secours.
Le ranger : Alors vous avez décidé ?
Nous : Non
Le ranger : Combien de nuits vous voulez passer backcountry ?
Franck : Trois ou Quatre
Euh... J'ai dû rater un truc ? Je croyais qu'on avait dit un jour ou deux comme on est un peu fatigué en cette fin de voyage. Le ranger enchaîne. Bon, trois ou quatre alors. Bien sympathique, il nous conseille et nous bloque les zones 33 et 34 le temps que nous assistions à la vidéo de sécurité.
Un petit film obligatoire pour nous expliquer l'attitude à avoir face aux ours (ça, on commence à bien connaître), comment traverser un torrent, comment progresser sans sentiers, comment laisser le moins de traces possible... Et on est paré !
On récupère nos conteneurs à l'épreuve des ours dans lequel on glisse toute notre nourriture, le dentifrice, la crème solaire..., notre permis backcountry, une carte des zones 33 et 34, notre ticket à 29 dollars pour le Camper Bus et nous voilà partis...
On se fait déposer dans la zone 33.
Ca y est ! Nous sommes seuls pour 3 jours au milieu de l'immensité sauvage du Denali. On ne sait pas trop ce qui nous attend, mais le soleil est toujours avec nous et on vient d'apercevoir le sommet nord du McKinley et une mère grizzli suivie de son petit. De bons signes.
La progression est difficile. Entre arbustes, torrents, zones marécageuses, terrains glissants, mousses où l'on s'enfonce, boue, pas évident de trouver un passage. On essaie une colline, ça ne passe pas ; on essaie par le bord de l'eau, ça ne passe pas non plus... On cherche. On fait des tours et des détours. Parfois même, seules nos têtes dépassent des arbustes. Vitesse de progression : 1 mile (1.6 km) par heure. C'est pas rapide. On nous avait prévenus. On marche comme ça toute la journée, l'un à côté de l'autre, essayant de ne pas laisser de trace.
Au coucher du soleil, il faut trouver un emplacement pour la tente. Les données ne sont pas les mêmes au pays des ours. On ne cherche pas l'endroit le plus plat ou le mieux protégé du vent mais celui qui nous donnera la vue la plus étendue pour voir venir.
L'organisation prend du temps. Il faut manger à 100m de la tente, remettre la nourriture dans le conteneur et stocker le tout à 100m de la tente et de l'endroit où l'on a cuisiné. En s'assurant bien sûr que le vent ne ramène pas les odeurs sur la tente mais les en éloigne au contraire. Et c'est comme ça à chaque repas.
Alors quand des trombes et des trombes d'eau s'abattent sur nous le 2ème soir quelques secondes après que nous avons planté la tente, on s'enfonce dans le duvet en espérant que la météo nous laisse ressortir quelques instants pour manger un peu.
Les journées de marche se font dans l'ensemble par beau temps. Les fleurs, les plantes et la tundra revêtent déjà les couleurs d'automne. Les lièvres et les oiseaux reprennent leur couleur de camouflage blanche. Il paraît que d'ici deux semaines, ce sera déjà l'hiver sur le Denali. C'est la course contre la montre pour tous les animaux qui doivent faire leur réserve avant de s'endormir jusqu'au printemps prochain. On veille à ne pas les déranger. On fait des détours à la vue d'un caribou et on crie régulièrement "hey bear" (et l'ours) pour ne pas les surprendre.
Des morceaux de la chaîne d'Alaska apparaissent pour quelques secondes entre les nuages. Un beau sommet, bien enneigé, attire notre attention. Persuadés qu'il s'agit du McKinley, j'en fait une bonne vingtaine de photos et Franck, de longues minutes de film. On apprendra le jour suivant qu'il s'agit en fait du Mont Mather...
Randonner après la pluie en revanche, c'est une vraie galère. Entre les mousses imbibées d'eau, les feuilles recouvertes de gouttes de pluie, les petits ruisseaux dissimulés un peu partout, on est vite trempé. Ce n'est même plus la peine de retirer les chaussures pour traverser les torrents. Quand c'est foutu, c'est foutu.
Le dernier repas est marqué par un geste d'une rare bravoure que je me devais de souligner. Alors que j'étais en train de rincer une bouteille de Pepsi dans la rivière, celle-ci m'échappe des mains et est très rapidement emportée par le courant. Au Denali où l'homme est un invité qui ne doit pas laisser son empreinte, ça ne fait pas terrible, terrible...
Mais heureusement, Franck était là. Dans un geste réflexe, il court et sans se poser de question, saute les deux pieds joints dans l'eau froide et boueuse, habillé de son dernier pantalon sec, de ses chaussettes et de ses sandales...
Will Smith et Bruce Willis réunis n'auraient pas fait mieux. La bouteille de Pepsi est sauvée ! You can be hero... Just one day ! (ou seulement quelques minutes d'ailleurs, c'est deja pas si mal ;-))
On termine notre expérience le 17 août à 5h du matin. On glisse nos pieds dans les chaussures non seulement mouillées mais aussi gelées. Autant mettre ses pieds dans un bac plein de glaçons. Dur, dur. Physiquement, un jour de plus dans l'arrière-pays aurait été difficile.
Et pourtant, quitter cet endroit est difficile. Le soleil se lève à peine, le ciel est dégagé, le McKinley se découvre, la faune s'anime, on ne croise pas un bus, les premières couleurs du matin... Comme le dit notre chauffeur, encore une belle journée au Denali. Dur de partir. Est-ce l'appel de la forêt de Jack London qui nous attire ? L'Into the Wild comme Chris McCandless ? Terminer sur quelques jours backcountry au Denali, c'est fort. On se sent loin de tout. Tout petit. Libre d'aller où l'on veut... et on a pas envie de s'éloigner de tout ça.
Ca sent aussi la fin de notre voyage. Grosse émotion.
Arrivés à Fairbanks, ce sont les premières aurores boréales de l'année qui nous saluent. On savait que ces aurores marqueraient la fin ; Franck l'avait dit dès le début. Encore de l'émotion. On reprend la route vers Anchorage. C'est la première fois depuis 10 mois qu'on retourne vers le sud, en sachant que cette fois, on n'ira pas plus haut au nord.
A Anchorage, on vend la voiture pour 200 dollars avec lesquels on s'offre un bon resto et c'est déjà le moment de reprendre l'avion pour l'autre côté.
Finir tout au nord, par l'Alaska, c'était finir en beauté la ligne que nous avons tracée sur le continent américain.